“Et pourtant, elle rêve...” : Hafsa Bekri Lamrani en tisseuse de mots

Dans un récit largement autobiographique, la poétesse et nouvelliste Hafsa Bekri Lamrani raconte l’affirmation d’une femme contre la hogra.

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Qui peut se targuer de savoir avec autant de précision que sa “vraie vie” commence à trois ans, par un double exil ? La petite Halima est brutalement arrachée à sa maison, à son pays, et hurle son mécontentent tout au long du trajet de train qui l’amène à Mascara, chez sa tante maternelle. En guise de famille, une femme revêche, aigrie de sa stérilité, qui la traite comme une esclave.

Et pour contexte, un pays qui se soulève pour son indépendance, dans la violence et les déchirures. L’histoire de Halima est celle d’une enfant qui a tôt appris à décrypter les mensonges des adultes, leurs non-dits. Et qui a appris à dire non. “Elle sentit, avec cette intuition des enfants livrés à eux-mêmes, qu’il lui fallait se défendre toute seule, secrètement, dans sa tête.

Élan vital

Avec humour, la narratrice décrit ce monde de racisme institutionnalisé. Loin de la médiocrité et des propos infects qu’elle a quotidiennement à subir, loin aussi de la guerre et de la peur, Halima s’évade par les mots : “Dans ce monde artisanal où les mains des filles qui n’allaient pas à l’école tissaient des festivals de couleurs, Halima, elle, tissait dans sa tête un monde à contre-courant de la haine environnante.

Les livres, la compagnie des grands auteurs, lui donnent la force de repousser les plafonds de verre (“Toi, professeur ?”, ricane bêtement un de ses cousins). De l’enfance à l’âge adulte, le parcours de Halima est jalonné de brimades qu’elle endure jusqu’à “la goutte d’eau qui fait déborder le vase, celle qui engendre la révolte”.

Et pourtant, elle rêve… est une histoire de résistance. L’enfant prêtée en mal d’affection, l’étudiante face à des employeurs butés, la jeune femme aspirant à un poste dont un phallocrate obtus ne l’estime pas digne, l’enseignante face à des collègues aux méthodes archaïques… ne cèdent jamais.

Halima construit son monde de possibles par son acharnement à étudier, par la fraîcheur que lui donne sa curiosité, sa volonté de comprendre et son ouverture à la nouveauté

Halima construit son monde de possibles par son acharnement à étudier, par la fraîcheur que lui donne sa curiosité, sa volonté de comprendre et son ouverture à la nouveauté. Et quand l’occasion se présente, elle prend sa revanche, d’une répartie bien envoyée. Le livre regorge d’anecdotes piquantes qui campent une héroïne volontaire, déterminée à pourfendre les représentations erronées, les méthodes antédiluviennes et surtout les préjugés qui fondent des rapports inégaux.

Devenue poétesse reconnue et professeure universitaire invitée dans des rencontres internationales, Halima ne cesse d’interroger ce qui fonde nos savoirs et livre une très belle page sur l’art de sa mère tisserande. Ce livre, qui fait penser à En quête d’une voix (Virgule, 2018), l’autobiographie de la cantatrice Touria Hadraoui, vient compléter le récit du combat des femmes de cette génération qui, malgré les obstacles, ont réussi à faire advenir les possibles et à faire entendre leur “chant de petite fille blessée dans un corps de femme”.

Dans le texte. Double analphabétisme

“‘Mma, parle-moi de tapis’. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsque cette femme au foyer, comme on dit, se transforma sous ses yeux en ingénieur. La table sur laquelle elles venaient de manger devint un métier à tisser imaginaire et Lalla Aïcha parla tapis avec toute la passion, la maîtrise et l’art de l’artiste qu’elle était. Halima eut soudain un sentiment de honte. Elle, l’universitaire, celle qui a “lu” (lettrée comme on dit en arabe), elle était passée inconsciente à côté de cette artiste qui était sa mère. Et soudain la lumière fut. Dans son esprit jaillit le sujet qu’elle allait traiter et qui allait honnêtement faire d’elle une représentante des femmes du Maroc, du Maghreb : le double analphabétisme des femmes de cette région : l’analphabétisme des femmes qui sans avoir été à l’école, sans porter la lettre, portent une culture immense qu’elles ont transmise pendant des siècles, à travers le verbe, par leurs contes, leur poésie orale, leurs proverbes, leurs chants, et à travers leurs mains qui ont roulé le couscous, tissé, brodé. Et l’analphabétisme des femmes qui sont lettrées, universitaires, médecins, avocates, femmes d’affaires, mais qui ne savent ni ne prennent le temps de lire les signes ancestraux tissés par leur mère ou de recueillir la sagesse et la science de leurs paroles.”